Jérémie Piolat, Portrait du colonialiste. L’effet boomerang de sa violence et de ses destructions - 31/10/2011

Noumbissie M. Tchouaké

Rédigé dans le langage du philosophe, Portrait du colonialiste, est une succession de récits-essais historico-philosophiques. A travers vingt correspondances, mieux que de nombreux historiens de la colonisation ou des faits de domination, Jérémie Piolat, dans un ton sucré-salé, souligne l’importance du fait colonial dans l’évolution du monde depuis la fin du Moyen-âge.

Au premier abord, le titre semble nous conduire vers des rivages connus. Pourtant, comme souvent, l’essentiel se trouve dans le détail. Ce dernier se trouve être son sous-titre. En précisant, « l’effet boomerang de sa violence et de ses destructions », l’ouvrage a une autre intensité. En 1961, Jean Paul Sartre, dans la préface de Les damnés de la terre de Frantz Fanon, usant de la violence des mots de l’époque, faisait déjà un diagnostic de l’état clinique du colonisateur. En affirmant : « Nous aussi, gens de l’Europe, on nous décolonise : cela veut dire qu’on extirpe par une opération sanglante le colon qui est en chacun de nous. Regardons-nous, si nous en avons le courage, et voyons ce qu’il advient de nous », il posait déjà les balises de l’ouvrage de Jérémie Piolat.

Dans une succession de récits, l’auteur nous conduit dans les espaces privés et publics qui font office de pôles d’observations et d’analyses. Dans un va et vient permanent entre l’Europe et les pays anciennement sous domination coloniale, il nous amène à constater les ravages de la colonisation. Car pour lui, « il appartient désormais à chacun de percevoir ce qui lui a été ôté et de quelle manière il pouvait commencer à retrouver ce dont il a été privé depuis si longtemps et qui le rend si indifférent face aux nouvelles menaces qui pèsent aujourd’hui sur toute l’humanité ». L’auteur veut ainsi démontrer que nous sommes les héritiers avec ou sans testament de la colonisation. S’il conteste la théorie qui fait de la colonisation un épiphénomène du capitalisme, il reconnaît avec force et arguments le colonialisme dans les pratiques « d’enclosures » et surtout dans celles de « la chasse aux sorcières ». En mettant en relief la confiscation des terres, la soumission des cultivateurs à la valeur d’échange accompagnée de la destruction systématique des cultures paysannes, il prouve que le fait colonial vient de bien loin. Sans vouloir simplifier les violences subies par les peuples colonisés, notamment ceux du continent africain, l’auteur considère que la colonisation devient le problème de tous. Ceci, d’autant plus « qu’il commence en niant toute humanité et toute valeur à ceux qu’il va détruire »

La préoccupation majeure de l’œuvre de Jérémie Piolat, celle qui traverse toutes les histoires singulières contées par l’auteur, est de mettre à notre disposition l’expression quotidienne de la victime du colonialisme. En vingt productions, que l’on classe difficilement comme étant des essais historiques, des récits ou de reportages, l’auteur nous adresse vingt questions, vingt interpellations, nous sert vingt situations dans lesquelles nous aurions pu être des protagonistes, et au bout du compte, nous comprenons avec lui qu’ « il nous appartient de décider si nous voulons ou non être les héritiers de ce ravage ».

Nous pouvons distinguer deux styles ou catégories de récits selon les circonstances d’expressions. Ceux de « l’expérience des autres » et ceux de « l’expérience de l’auteur ». Dans les premières catégories, l’auteur relate généralement l’histoire des victimes inconscientes du colonialisme. Dans « Des corps analphabètes », l’auteur signifie la modernité comme une situation de perte. Dans les dédales d’une histoire à palliers, il interroge : « Pourquoi nos rues se sont-elles vidées de leurs chants et danses ». Et comme pour faire échos aux propos de Starhawk, « Détruire la foi d’une culture dans ses guérisseurs, c’est détruire la foi de cette culture en elle-même » dans Femme, magie et politique, qu’il cite abondamment, il amène à s’interroger sur la réalité de la culture européenne.

L’absence des arts populaires est une conséquence du « formalisme » des nations développées. L’auteur constate, que cet état de fait ; malgré l’adhésion revendiquée aux idéologies anticoloniales, amène certains Européens à minimiser l’intensité ou la profondeur des prestations artistiques des Africains. Il illustre ce constat, en nous faisant partager dans un ton volontairement ironique, les récits portant sur « La danse du canard », « De la légendaire facilité de l’instrument africain », « La danse du singe » et surtout dans « Corps perdus ». Nous comprenons ainsi, que l’Européen dans ses gestes, ses mouvements, les mots qu’ils utilisent, manifeste une idéologie inconsciente coloniale dont il a hérité et dont il ne s’est pas encore débarassé.

Dans les récits mettant en relief les expériences vécues par l’auteur, ce dernier dessine un occidental mystifié par l’image qu’il a de lui-même. L’occidental, dans ces tranches de vies, est largement influencé par son passé de dominateur. Cette perception est paradoxalement visible dans toutes les couches de la société. On le note dans les mots, dans les non-dits et surtout dans les jugements qu’ils portent sur les non-occidentaux. Jérémie Piolat conclut, qu’ils ont comme fil conducteur : « vos savoirs, vos vies, vos cultures et donc vos corps n’ont aucune valeur, car ils n’ont pas pu empêcher notre conquête ».

Le livre de Jérémie Piolat est une œuvre complexe. Il touche plusieurs sensibilités disciplinaires, notamment dans les sciences sociales. Dans cette mise en exergue des tranches de vies, le psychologue y trouve moult matière à analyse. En remontant à la fin du moyen âge pour trouver les fondamentaux de la colonisation, il rassure les historiens de la domination. En 2005, le projet de loi des Députés de la droite française, qui voulait imposer aux historiens l’enseignement des pages positives de la colonisation, nous amène à comprendre que la réflexion sur la colonisation n’était déjà plus l’apanage des seuls historiens. Avec l’ouvrage de Jérémie Piolat, elle nous concerne encore plus. Son travail interpelle plus que jamais  les historiens. D’un récit à un autre, nous sommes les acteurs et les spectateurs des scènes du quotidien. Sommes-nous des victimes de la colonisation ?

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