Notes de lecture : Portrait du colonialiste de Jérémie Piolat & Rester Barbare de Louisa Yousfi - 11/04/2022

Ça faisait un petit bout de temps que je n’avais pas entendu parler de mon pote Jérémie. Et puis, l’autre jour, une amie commune m’apprend qu’il va donner une conférence sur son livre dans une librairie de Marseille. Tiens, je dis, mais comment ça se fait, il y a déjà un bout de temps qu’il est paru, non ? Oui, m’a-t-elle répondu, mais c’est une réédition, hein… Ah bon, c’est La Découverte ? Nan, c’est une autre maison : LIBRE. Ah bon… Alors j’ai été fouiller dans les entrailles de mon ordi, car j’étais bien sûr d’avoir écrit quelque chose sur le (Portrait du colonialiste : et oui, j’ai retrouvé un petit texte, il est daté du 18 octobre 2011 (juste après la sortie de la première édition). En voilà une recension vite faite ! Je vous la ressers telle quelle – juste avec quelques notes en plus. Enfin… non pas tout à fait : j’y ai ajouté un post-scriptum à propos des textes ajoutés à cette réédition et un post-post-scriptum en forme de recension d’un livre paru récemment à La Fabrique et qui me semble résonner avec celui de Jérémie : Rester barbare, de Louisa Yousfi.

Qui n’a jamais entendu ce poncif : les Noirs, ils ont le rythme dans la peau ? Qui ne s’est jamais interrogé sur l’étrange manie qui pousse de jeunes Européens à taper des heures sur un djembé alors qu’ils n’ont pas la moindre éducation musicale? Et qui ne s’est jamais demandé pourquoi il n’y a pas « de chants ou de danses à transmettre dans nos rues ? » Pourquoi ces mêmes rues « se sont-elles vidées de leurs chants et de leurs danses? » Et depuis quand, et comment est-ce arrivé ?

Partant de ces constats et de quelques autres, et s’appuyant sur ses expériences de danseur, de « philosophe de rue », d’animateur d’ateliers d’écriture en milieu immigré, entre autres, Jérémie creuse ces questions, en pose d’autres, il gratte là où ça fait mal : pourquoi les Sénégalais disent-ils que les Européens en visite chez eux « dansent comme des singes » – lorsqu’ils sont conviés à participer à la fête ?

Donnant l’exemple d’Éric, un Français plutôt anticolonialiste, participant (au Sénégal, où se déroule ce qui suit) « à un projet d’échanges de pratiques et de savoirs agricoles qui n’avait rien à voir avec l’arrogance de certaines initiatives de développement », Jérémie se demande, alors qu’Éric « ne pense ni comme un touriste ni comme un colon », pourquoi, invité à danser lors d’une fête, il se met à se démener « comme un singe ou un sauvage, alors qu’il respecte en théorie les cultures africaines ? »

La réponse n’est pas agréable à nos oreilles d’Européens : « Si Éric, lorsqu’il bouge spontanément sur de la musique africaine, danse comme un sauvage, c’est que malgré son idéologie anticoloniale, quelque chose en lui considère que la musique et la danse africaine sont une musique et une danse de sauvages, une musique et une danse primitives. Son corps en mouvement manifeste une idéologie inconsciente coloniale dont il a hérité et dont il ne s’est pas encore débarrassé. »

Un peu plus loin, Jérémie ajoute : « Le cas d’Éric nous permet de constater qu’une part de sa pensée, révélée par son corps en mouvement, ne lui appartient pas. La non-maîtrise de son corps, du rythme, de la danse, le conduit à exprimer les pires poncifs de l’idéologie coloniale, alors même qu’il les abhorre. Son corps est analphabète. Ne maîtrisant pas ses mouvements et la relation au rythme, il est incapable de danser comme il pense. »

C’est pourquoi Jérémie soutient « qu’on ne peut pas penser le colonialisme indépendamment d’un travail sur le corps ».

Il évoque ensuite plus brièvement quelques autres caractères des sociétés non occidentales qui les différencient profondément des sociétés européennes : l’accueil – l’hospitalité offerte à l’étranger mais aussi l’accueil du nouveau-né, et encore celui de la mort, soit les cérémonies funèbres et rituels qui accompagnent le décès d’une personne. « L’homme occidental, poursuit-il, constate qu’il est privé de ce que les autres ont et sont. Les autres dansent, accueillent, honorent leurs morts, lui, non. » Mais, étrangement, « du point de vue de l’idéologie qui façonne l’homme occidental, ces manques sont le signe criant de sa supériorité. » Ainsi, « ce qui diminue l’Européen en réalité est ce qui est censé le grandir en théorie à ses propres yeux ». D’où une nouvelle question : pour que cet Européen soit devenu, « dans et avec son corps, un être tissé d’absences, […] quelles destructions a-t-il subies […] ? » (C’est moi qui souligne.) Il a fallu qu’il nous arrive quelque chose de particulièrement violent, pour que toutes nos cultures populaires soient détruites…

Ce quelque chose, Jérémie le situe au moment de la Renaissance et des enclosures qui eurent pour conséquence l’expulsion de leurs terres des paysans, puis au « temps des bûchers » : la chasse aux sorcières, qui servit à éradiquer les modes de vie et les savoirs traditionnels, soit ce qui précisément constituait ces cultures populaires. L’offensive capitaliste, car c’est bien de cela qu’il s’agit, n’a rien épargné et surtout pas les langues, unifiées, ordonnées, normalisées afin de servir à leur tour d’armes dans la guerre des riches contre les pauvres.

Toutes ces opérations ne sont pas très différentes de celles auxquelles se sont livrés par la suite les empires coloniaux en Afrique, en Amérique, en Asie… Si bien que l’on peut suivre l’auteur lorsqu’il conclut en disant que la colonisation n’a peut-être pas été un « épiphénomène du capitalisme », comme cela a été dit souvent, mais l’inverse : « C’est l’acte colonial, ainsi redéfini, qui précède et englobe le capitalisme. »

Ainsi, nous serions toutes et tous colonisé·e·s et/ou descendant·e·s de colonisé·e·s : « Il appartient désormais à chacun de percevoir ce qui lui a été ôté et de quelle manière il pourrait retrouver ce dont il a été privé depuis si longtemps et qui le rend si indifférent aux nouvelles menaces qui pèsent aujourd’hui sur toute l’humanité. »

franz himmelbauer (18 octobre 2011)

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