Sainte-Soline : avons-nous affaire à des "écoterroristes", comme l'affirme Darmanin ? - 01/11/22

Commentant la manifestation écologique contre la construction de « mégabassines » à Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres qui a fait une cinquantaine de blessés chez les manifestants, 61 du côté des gendarmes, le ministre de l’Intérieur a parlé d’ « écoterrorisme ». Qu’en est-il réellement ?

Kévin Boucaud-Victoire

L’écologie fait-elle peser sur nos sociétés une menace aussi importante que le djihadisme ? C’est du moins ce qu’ont pu laisser entendre les propos de Gérald Darmanin, ce dimanche 30 octobre. Au lendemain d’une manifestation contre la construction d’une « mégabassine » à Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres, le ministre de l’Intérieur a affirmé que les forces de l’ordre ont repéré « une quarantaine de personnes fichées S à l’ultra-gauche […] avec des modes opératoires qui relèvent […] de ”l’écoterrorisme”. » Peu après, le préfet de Paris, Laurent Nuñez, a avoué que le terme était employé, en interne, par la police pour désigner les « individus qui développent une forme de radicalité violente autour de la cause écologiste, telle qu’ils l’entendent ».

Depuis quelques années, les militants écologistes semblent de plus en plus tentés par l’action directe, c’est-à-dire par l’idée d’agir par eux-mêmes, hors des cadres légaux et démocratiques, afin d’imposer un rapport de force. Ainsi, nous avons vu, des deux côtés de la Manche, certains dégonfler des pneus de SUV ou d’autres jeter de la soupe sur des œuvres d’art. Est-ce suffisant pour parler d’« écoterrorisme » ? Peu connu jusqu’à l’intervention de Gérald Darmanin, « le terme est apparu dans les années 1980, sous la plume du FBI, afin de désigner des groupes prêts à utiliser les moyens du terrorisme, afin de défendre la nature ou les animaux », nous explique le journaliste Marc Lomazzi, auteur d’Ultra Ecologicus : les nouveaux croisés de l’écologie (Flammarion). Il s’agit alors de qualifier des groupes comme l’Animal Liberation Front (ALF) ou l’Earth Liberation Front (ELF), des groupes anglais, impliqués dans de nombreuses actions directes en Amérique, en Europe et en Israël. « Dès leur arrivée aux États-Unis, ces organisations sont rapidement classées aux côtés d’organisations comme Al-Qaïda. »

DE KACZYNSKI À LA SAINTE-SOLINE

Peu de temps avant l’émergence de ces groupes, Theodore Kaczynski, surnommé « Unabomber », se distingue en faisant exploser 16 bombes de 1978 à 1995, qui font trois morts et 26 blessés. Sa traque, relatée dans une série diffusée sur Netflix, Manhut : Unabomber (2017), est alors la chasse à l’homme la plus coûteuse de l’histoire des États-Unis. Mathématicien talentueux, en 1971, Kaczynski s’isole dans une cabane du Montana et de là, prépare des bombes artisanales qui visent principalement des universitaires et des ingénieurs, symboles selon lui du capitalisme qu’il combat. Quelque temps avant de se faire arrêter, en 1995, il publie son manifeste, La société industrielle et son avenir, dans lequel il développe l’idée que le progrès technologique nous conduit à un désastre inéluctable et que les gauchistes – très présents à l’université – sont les propagateurs de ce système technologique. Il purge actuellement une peine de prison à perpétuité.

« Sa critique de la technologie, du système industriel, est très juste. Cela dit, il est à noter que dans ses livres, Kaczynski n’invite ni à user des méthodes qu’il a employées, ni à se fixer les objectifs qu’il s’était fixés. Il se fait plutôt le défenseur d’une révolution organisée contre le système technologique – et pour la liberté (l’autonomie), pour la dignité humaine et pour arrêter la destruction de la planète », nous commente Kevin Haddock, cofondateurs des éditions Libre, qui viennent de publier une traduction inédite du célèbre manifeste. L’an dernier, la maison d’édition avait sorti Révolution anti-tech, un livre qu’Unabomber a rédigé en prison. L’éditeur récuse néanmoins l’étiquette d’écoterroriste accolée à Kaczynski. Pour lui, « il faudrait […] parler d’“écosabotage”. » Quoi qu’il en soit, si personne ne se revendique aujourd’hui ouvertement du révolutionnaire, il intéresse et fascine. Kevin Haddock note à ce propos : « Les tirages s’écoulent avec une certaine régularité et l’on note un intérêt croissant de la part d’un public très divers, ce qui illustre peut-être le fait que, pour de plus en plus de gens, les réponses apportées à la catastrophe écologique ne suffisent pas. » Pouvons-nous dire pour autant que nous avons actuellement affaire à des « écoterroristes » ?

« Non ! », nous répond catégoriquement Marc Lomazzi. « 90% à 95% des militants réunis à Sainte-Soline, poursuit le journaliste, étaient pacifistes. Il s’agissait de militants écolos classiques de France Nature Environnement (FNE), d’ATTAC, LFI ou EELV. Ils sont peu ou prou pour la désobéissance civile non-violente, si la défense du bien commun l’exige. » L’essayiste admet néanmoins la présence d’ « écologistes radicaux, notamment des Soulèvements de la Terre, ainsi que de militants d’ultragauche, anarchistes ou libertaires. Ces minorités veulent en découdre et faire de Sainte-Soline une ZAD, qui serait une base arrière de l’écologie. » Si ces militants n’ont pas peur de la violence, difficile pour autant de les qualifier de terroristes.

L'ESSOR DE L'ÉCOSABOTAGE

« En France, l’écrasante majorité du terrorisme provient historiquement du djihadisme ou du nationalisme corse. Sauf exception, le terrorisme n’appartient pas à la tradition de l’ultragauche », souligne Marc Lomazzi. En 1988, Alex P. Shmid et Albert J. Jogman définissent dans Political terrorism le terrorisme comme une « méthode répétée d’action violente inspirant l’anxiété, la peur, et qui est employée par des individus, des groupes. » Pour le journaliste « ce sont des “eco warriors” prêts à utiliser la violence et à mener une forme de guérilla au nom de l’écologie. Mais ils ne représentent aucune menace terroriste. On ne trouve ni dans leur propos, ni dans leur littérature, ni dans leurs tracts l’intention de créer un climat de terreur ou de poser une bombe dans un ministère, une raffinerie ou une usine Total. Ils assument juste vouloir faire de l’éco-sabotage. »

Victor Cachard, auteur d’une Histoire du sabotage en deux tomes (éditions Libre), abonde dans le même sens. « Historiquement, le sabotage est une pratique discrète et clandestine qui ne cherche pas semer ouvertement la terreur par des actions spectaculaires de l’ordre des attentats. Au contraire, c’est contre le fracas des explosions qu’émerge cette tactique qui inscrit le combat politique dans une guerre asymétrique, dite aussi “petite guerre” », nous explique-t-il. « Tel que pratiqué par les écologistes radicaux, le sabotage exclut l’atteinte à la vie humaine et non-humaine et frappe d’une manière très précise les points névralgiques de la civilisation industrielle. Les actions ne sont donc ni violentes, ni aveugles et sont en ce sens loin du terrorisme. »

S’il n’est en aucun cas question de terrorisme, on peut légitimement se demander pourquoi, du sabotage aux lancés de soupe, les militants écologistes ressentent de plus en plus le besoin de recourir à l’action directe. « La crise climatique s’aggrave. Le dernier rapport de l’Agence des Nations Unies pour le climat (CCNUCC) souligne que les efforts des États sont insuffisants. Ajoutons que depuis la démission de Nicolas Hulot, en 2018, cette génération ne croit plus dans la capacité de nos représentants politiques d’agir », souligne Marc Lomazzi. « À l’évidence, conclut Victor Cachard le changement climatique associé au risque d’un effondrement de la civilisation ravive le potentiel révolutionnaire des discours sur la fin du monde. […] Pour cette raison, il y a fort à parier que nous sommes à l’aube d’une convergence entre les écologistes et le mouvement antiautoritaire d’obédience anarchiste. Les “marches pour le climat” passées et autres démonstrations de l’impuissance du pacifisme, il paraît très vraisemblable que la lutte écologiste se tourne davantage vers des actions de sabotage contre la centralité des infrastructures informatiques, industrielles et contre le pouvoir régalien qui les protège. » 

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