« Billion Dollar Baby », de et par Audrey Vernon, Jardins des Vaîtes à Besançon - 03/04/2021

Stéphanie Ruffier
Les économistes et les politiques peinent à déconstruire le mortifère concept de croissance, les théâtres sont fermés ou occupés : le « monde d’après » a fait long feu. Toutefois, pas de quoi décourager la verve d’Audrey Vernon ! Après « Comment épouser un milliardaire ? », spectacle qui auscultait les pensées de Bill Gates et autres maîtres du monde, son nouveau solo revêt la forme d’une lettre à l’enfant à naître. Quoi de plus naturel que de jouer cette réflexion écologiste et militante dans une zone à défendre, en soutien au premier « Soulèvement de la Terre » ?
Ce jour-là, aux Jardins des Vaîtes, les débats d’autres invités – l’essayiste Corinne Morel-Darleux, le dessinateur Alessandro Pignocchi et Cécile Muret, porte-parole de la Confédération paysanne, qui s’élèvent tous contre la financiarisation du monde, l’artificialisation des terres et la compensation écologique, construisent une habile introduction au « spectacle » d’Audrey Vernon qui vante lui aussi une politique de l’attention empathique aux autres. Son personnage de femme enceinte, faussement candide, nous lit la lettre qu’elle souhaite adresser à son futur enfant pour l’avertir de l’endroit où il va atterrir : en France, dans une belle démocratie, septième puissance mondiale où « six tonnes d’infrastructures par kilo de chair humaine » sont nécessaires pour survivre.
Cela commence très fort avec le prix d’un bébé blanc sur Google : 15 000 euros. Le portrait qu’il dresse en creux des sociétés occidentales n’est guère reluisant : tout s’y achète et tout s’y vend, y compris les êtres vivants et les ressources naturelles. L’ironie est immédiatement lisible dans la liste des inventions prothèses qui permettent d’économiser l’énergie humaine (électroménager, téléphone portable, voitures, avions, escalators…) mais poussent l’homo sapiens sapiens contemporain dans les salles de sport sur des machines… électriques ! […]
La lettre faussement émerveillée – et vraiment effrayante – au bébé est en réalité le support d’une confrontation de valeurs avec le père de l’enfant, un vrai capitaliste pur et dur (on se demande d’ailleurs comment ce couple va tenir !). C’est en réalité à cet « ennemi » que s’adresse l’épître. Si les deux voix divergentes et les positionnements du corps sont encore à affiner, tout comme le jeu dialogique encore fragile dans un espace aussi ouvert (il manque de vraies adresses au public, notamment des regards), le texte est brillant et ne cache pas sa fonction didactique. Si le choix de la femme enceinte, paraît une bonne idée comme support de valeurs dites féminines (soin, écoute, douceur) et pour éloge des processus naturels de « fabrication », il pourrait être intéressant de quitter la feinte nunucherie pour assumer plus frontalement un discours fertile avec les spectateurs.
Nous saluons donc la témérité de ce « seule en scène » bien documenté qui ose se confronter à des lieux non dédiés au spectacle. Audrey Vernon sait poser des allégories et des métaphores efficaces, comme son Napoléon-Macron. Si elle possède l’humour indispensable pour affronter l’espace public, elle devrait s’y plaire en libérant davantage son jeu et en osant la participation. Le démontage en règle des incohérences de la société de la consommation est diablement pertinent. La façon dont l’autrice pointe la manière dont le langage est sans cesse « bidouillé » par le pouvoir nous a séduit. En soulignant la perversité de l’usage de mots et de concepts détournés de leur origine et de leur sens, elle nous rappelle, si besoin était, qu’un projet qualifié d’« écoquartier » peut cacher une triste entreprise de bétonnage.