Des idées et des luttes : L'enfer des passes - 05/02/2022

Francis Pian

La prostitution : témoigner et combattre

Ce livre est écrit à la première personne du singulier. Rachel Moran y décrit L’enfer des passes, c’est-à-dire son expérience de la prostitution. La force du témoignage, la précision des faits pour mieux dénoncer un système où la femme devient un objet acheté par des hommes pour être consommée puis jetée. Certaines pages sont terribles, le lecteur ressent la douleur et la difficulté de Rachel Moran à faire appel à ses souvenirs et à les traduire par des mots sur le papier. Elle s’attache aussi expliquer et révéler les processus, la prostituée dans la rue, celle dans les bordels, celle sur les réseaux sociaux, les journaux qui accueillent la publicité, l’argent n’a pas d’odeur. On a le sentiment d’avoir déjà connaissance de ces faits et pourtant personne ne sort indifférent de cette lecture.

Dans sa préface, elle souligne : « J’ai toujours su que les personnes prostituées étaient toutes issues des communautés vulnérables. […] la plupart de celles qui arpentaient le même trottoir que moi à mes débuts étaient soit des filles que j’ai connues dans les foyers d’accueil, soit des amies d’amies qui avaient été elles aussi placées par l’aide sociale à l’enfance. […] Il va de soi que la culture influence le vécu, quel qu’il soit, mais il y a des réalités universelles dans l’expérience de la prostitution que je ne vois aucune raison de penser qu’elles n’existent pas chez les femmes françaises comme ailleurs dans le monde. »

« Issues des communautés vulnérables »

Plus loin elle dénonce le jugement porté sur les prostituées, « on fournit ainsi de l’oxygène à la prostitution, on lui permet de continuer à respirer ; juger les femmes prostituées maintient concrètement la prostitution en vie ». De toutes les atteintes aux droits des individus, la prostitution est probablement l’une des plus violentes et universelles.

La question la plus dure posée à ces femmes est sans doute : « Comment êtes-vous entrée dans ce système ? » Les causes sont diverses et surtout complexes : des familles dysfonctionnelles, la mise à la rue à la sortie des foyers, la dépendance à différentes substances, l’exclusion sociale, l’isolement, la dépression, de petites condamnations, autant d’éléments qui peuvent produire une situation de bascule. Ce qui a peut-être sauvé Rachel Moran c’est qu’elle, comme elle l’écrit, avait encore « la conscience de soi, de ce que l’on est réellement ». Il faut se dégager de l’image que les gens se font de la prostituée, de considérer que cela n’a que peu de valeur et « que vous êtes en mesure d’accomplir la tâche bien plus âpre de réprimer vos propres perceptions négatives, le bout du tunnel de la prostitution ne sera alors pas bien loin, et vous pourrez faire l’effort de récupérer ce qu’il reste de vous ».

Rachel Moran dénonce aussi les lois totalement inadaptées pour lutter contre la prostitution. En réalité, ces textes ne servent qu’à cacher le phénomène et ne le traite en aucune manière. Il en est ainsi de l’interdiction du racolage sur la voie publique. Rares sont aujourd’hui les prostituées dans les rues de Paris mais tout un chacun sait bien que les réseaux sont toujours en place, tout comme les boîtes de strip-tease et de films pornographie : « elles font partie de la même grande machine de la prostitution ; d’un mécanisme qui réduit activement la valeur de la femme en plaçant sa marchandisation à la fois à son sommet et en son cœur ».

« La violence sexuelle est omniprésente »

De son expérience, elle relève le jeu de la perversité mené par le prostitueur notamment au moment du paiement. Plutôt que de voir le client qui paie une prestation quasi légitime : un service, un prix, il faut souligner cette personne participe à la prostitution en tant qu’acteur et chosifie la femme. Elle dénonce le mythe de la prostituée de luxe et de sa pseudo-indépendance, la femme est toujours humiliée et subit un viol systématique « dans un environnement où la violence sexuelle est omniprésente » particulièrement en cas d’individus pervers. « La commercialisation d’abus sexuels a créé un espace qui donne libre cours à ces agressions, précisément parce qu’elles ne sont pas reconnues comme telles et parce que, tout simplement, elles ne sont pas dénoncées. »

C’est vraiment tout l’intérêt que de mêler témoignage personnel et analyse factuelle. Nous ne lisons pas un ouvrage universitaire, mais celui d’une personne qui a connu toutes les facettes de la prostitution. Elle n’élude pas non plus les difficultés pour sortir du système, la perte de l’estime de soi, celle de la part de l’humanité en chacun de nous, le mépris des gens qui « savent », la tentation du suicide, la dépression. Peut-on retrouver des relations amoureuses après une telle expérience ? Les pages sont fortes sur cette question.

La société répond-elle aux enjeux de ce phénomène ? Rachel Moran condamne l’hypocrisie de l’interdiction du racolage sans criminaliser l’achat de la prestation. Elle refuse aussi la dépénalisation de la vente du service. Cette approche vise à banaliser un acte qui ne peut l’être, tout l’ouvrage le démontre. La légalisation de la prostitution ne protège pas contre les souffrances psychologiques, ni contre les violences subies. Face à l’atrocité de la violence tarifée, Rachel Moran hurle sa rage et elle espère que, par son livre, elle a donné « une voix à ce cri ».

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