Audrey Vernon: "J'ai envie qu'on arrête de fabriquer des smartphones, des SUV mais pas des bébés" - 06/04/2021

Audrey Vernon publie “Billion Dollar Baby”, adaptation littéraire de son spectacle éponyme. Dans cette “lettre ouverte à [son] enfant à naître”, la comédienne, fortement influencée par l’écologiste radicale Derrick Jensen, met en garde contre un monde effrayant.

Entretien mené par Kévin Boucaud-Victoire

Pourquoi écrire une "lettre ouverte" à votre bébé, qui n'était pas encore né à l'époque ?

J’avais envie de transmettre oralement la totalité de notre histoire à un enfant à naître, une tentative pathétique de la part d’une mère d’essayer de tout dire, tout expliquer. C’est une forme qui permet d’avoir une double adresse, à l’enfant et aussi au public qui est témoin de ce qu’elle dit et de comment elle le dit.

Dans votre livre, vous évoquez la crise écologique, les inégalités sociales, ou encore la montée des nationalismes. Quelle menace vous effraie le plus ?

Les trois sont un mélange sympathique. C’est la violence qui m’effraie le plus et a été le point de départ du texte qui s’appelait alors “Chair à Canon”. Je voulais parler de la guerre et du fait que notre espèce tue ses propres bébés puis je me suis aperçue que la guerre et le complexe militaro-industriel n’étaient qu’un corollaire de l’économie, une production parmi tant d’autres. Cela m’a fait relativiser pas mal de choses, je me suis rendue compte que la guerre tue mais que l’agriculture, l’énergie, la fast fashion (mode éphémère ndlr), l’aviation civile, l’automobile tuent aussi et parfois plus. Ce qui me fait le plus peur c’est que les smartphones, le streaming sont en train de détruire l’humanité et le cerveau des gens autour de moi… Tout cet univers numérique déréalise le monde vivant. J’ai peur de la perte de repères générale.

Pourquoi faire un bébé dans un monde si affreux ?

Le monde est merveilleux, magnifique, notre civilisation par contre est extrêmement critiquable et amendable. J’ai envie qu’on arrête de fabriquer des produits, de transformer l’animé en inanimé, le vivant en choses mortes… Notre civilisation ressemble de plus en plus à la grande barrière de corail, blanchie, fantomatique, triste, sale mais ce n’est pas le monde. J’ai envie qu’on arrête de fabriquer des smartphones, des SUV mais pas des bébés.

Quelles solutions à ces problèmes que vous pointez ?

La décroissance, le retour à la réalité, la fin du décalage prométhéen entre ces techniques et notre capacité d’imagination dont parle Günther Anders qui fait qu’on n’arrive pas à imaginer les conséquences de nos actes et de l’utilisation de ce “progrès”.

Il faut revenir à la réalité biologique et partir de ça pour reconstruire des techniques adaptées à la vie et qui ne détruisent pas tout ce qu’elles touchent. On ne devrait fabriquer que des choses biodégradables, retrouver cette osmose avec les êtres vivants dont nous co-dépendons. Se souvenir que l’océan avant d’être une décharge est notre oxygène, que la terre avant d’être une source de profit est la condition de notre vie biologique… Et aussi laisser les milliardaires aller sur Mars… tout seuls. Je propose un grand voyage pour tous les membres de la liste de Forbes !

À la fin du livre, en annexes, on trouve des textes d’auteurs très divers (Stefan Zweig, Derrick Jensen, George Orwell, André Gorz, Antoine de Saint-Exupéry, Hannah Arendt, Marguerite Yourcenar, Günther Anders, etc.). Pourquoi ?

La littérature écologiste radicale est passionnante, stimulante, j’ai adoré puiser mon inspiration dans les œuvres de tous ces grands auteurs, le spectacle ne me permettait pas de partager instantanément tous mes coups de cœur avec le public, un des bienfaits de cette pandémie m’a permis de rendre mes sources accessibles.

L’artiste a-t-il pour vocation d’être engagé ?

J’aimerais que nous ayons moins besoin de l’être, les périls sont immenses, on parle quand même de 6ème extinction de masse. De génocides en cours et à venir. Des enfants meurent tous les jours de notre confort, je n’arrive pas à ne pas y penser, mais je rêve qu’appuyer sur un interrupteur n’ait pas pour conséquences l’expulsion de populations, la déportation, la famine, la vie dans des bidonvilles… Ce jour-là, je serais ravie de faire enfin des spectacles sur les clous ou les petits oiseaux. En attendant, je n’ai pas le choix, je ne peux vivre dans ce monde qu’en participant autant que je peux à sa protection.

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